SANS FAMILLE
Vincent Pecoil



L'histoire de la photo, professionnelle ou amateur, c'est avant tout l'histoire du portrait : ce sont les
portraits officiels, les photos d'identité des registres. Portraits de célébrités ou d'anonymes, de groupes,
de foules ou de personnes seules ; mais aussi et le plus souvent des photos de familles, ou de l'humanité
toute entière, comme s'efforça de le faire une exposition célèbre, en 1955. Intitulée «  The Family of Man »,
l'exposition qu'Edward Steichen conçut pour le MoMA, à New York, réunissait plus de 500 photographies
prises par des dizaines de photographes, aussi variés que Diane Arbus, Richard Avedon, Brassai, Lewis Carroll,
Robert Doisneau ou Robert Frank. L'ambition assumée de l'exposition, qui circula par la suite dans
plus de 50 lieux à travers le monde, était de faire un portrait de l'humanité, Steichen envisageant
l'exposition comme « un miroir de éléments et des émotions universels de la vie quotidienne
— comme un miroir de l'unité essentielle du genre humain à travers le monde. » (*).
L'exposition soutenait une vision idyllique de la nature et de l'humanité, s'appuyant sur ce fait que d'August Sander
à Garry Winogrand ou Lee Friedlander, de Weegee à Rineke Dijkstra, la photographie a effectivement
été le témoin du spectacle du monde, des acteurs qui le peuplent, comme si il s'agissait, pour conjurer
le sort, de produire la preuve de l'existence de soi, des autres, et par extension, par la réitération de tous
ces portraits, de l'existence concrète d'une notion abstraite comme l'humanité. A contrario, et c'est le
plus immédiatement frappant dans les photographies de Laurent Hopp, la « famille », particulière
ou universelle, est la grande absente. Ce sont des photos où la trace de l'humanité est omniprésente,
manifeste dans ses constructions, ses éclairages, ses routes, mais qui sont totalement dépeuplées.
Ce sont les photographies d'un monde « sans famille ». Si leur présence est signifiée partout
(dans l'ordonnancement de la végétation, les routes, l'architecture, la lumière artificielle...),
les êtres humains y restent introuvables.

Si la photo a pu servir de preuve de l'existence – des individus ou de leur communauté, famille ou humanité, ici il semble que ce qui est prouvé, c'est, inversement, que l'absence de personnages est un rappel du caractère transitoire de notre présence au monde. Ce caractère éphémère, c'est aussi celui suggéré par le titre de la série – le monde « sublunaire », c'est-à-dire, dans la conception des anciens, le monde sujet à la corruption, à la dégradation, par opposition au monde idéal de la sphère des fixes, celui de la voûte céleste conçue comme immuable.

Dans ces photographies, le paysage de ce monde sublunaire devient quelque chose d'inquiétant, non pas au sens romantique où ce qui serait donné à voir, ce serait le sublime dans la nature — l'inhumain au sens d'incommensurable, effrayant par son immensité (la mer déchaînée, les montagnes...). Mais au sens où, par l'absence de toute présence, toutes les infrastructures qui composent notre environnement apparaissent sous l'aspect d'une altérité absolue. La lumière, l'atmosphère nocturne particulière de ces images peut évoquer certains films d'épouvante, comme The Fog, de John Carpenter, ou l'impression de se retrouver seul au monde dans les fictions mettant en scène un monde post-apocalyptique. Une cabane sous un arbre, au milieu d'un environnement urbain paraît sortir d'un film d'horreur, tandis que les banlieues résidentielles vidées de ses occupants, la nuit rappellent la solitude liée au moment du crime dans les films de ce genre. Mais le plus inquiétant, c'est peut-être que tout ceci est parfaitement réel : les nappes de brumes qui confèrent à ces images l'un de leurs caractères le plus remarquable sont réelles et les photographies sont réalisées sans l'aide d'aucun filtre, sans aucune aucune retouche, ni aucune mise en scène.

La lumière éclaire dans ces photographies des choses qui ne sont pas censées l'être. Ce sont des photographies d'endroits qui ne sont pas faits pour êtres visités de nuit. La lumière arrive là où on ne l'attend pas, éclairant des sites qui n'étaient pas destinés à l'être – une cabane à côté d'un stade de football, un patio vide, des camions de chantier, un buisson... Elle met en valeur de façon accidentelle des choses qui n'étaient tout simplement pas destinées à être vues. Des lumières en haut de mats éclairent un stade. Sur une autre vue, on devine l'écran d'un cinéma de plein air. Une lueur violette qui émane de l'écran du drive-in, vu de profil. D'autres vues montrent une enseigne de restaurant presque entièrement masquée par la végétation, ou une enseigne d'hôtel vue de profil. Les signes ou les images que ces enseignes ou cet écran projettent sont invisibles, seule l'est la lumière. A chaque fois, le regardeur est laissé au-dehors de ce qui serait le sujet habituel de l'image, de la vie qui habite probablement ces lieux, hôtel, stade, maisons, restaurants ; le spectacle du monde lui est refusé. Mais ce qui est donné à voir, du coup, est l'à-côté du spectacle.

La photographie sort de l'image, ou du décor que donne à voir une rue, son cadre privilégié (comme on parle d'un point de vue privilégié pour certaines sculptures, le point de vue frontal le plus généralement) pour s'attacher à son envers, ou plutôt son profil (l'écran, l'enseigne), ou sa marge. Elle devient presque littéralement comme un « side-show », un spectacle secondaire, à côté du spectacle principal. En donnant à voir l'envers du décor de la rue, ou plutôt son côté, la cité nocturne des photographies de « Sublunaire » devient comparable à ces villes américaines perdues dans le désert dans les westerns ; des villes qui se révèlent être de pures façades une fois qu'on est passé dans une rue transversale, découvrant le vide derrière, et leur nature de décor, de villes à deux dimensions. En devenant le side-show du spectacle du monde, la photographie devient un démontage de son artifice, ou son dévoilement. On croyait le monde en trois dimensions, mais c'était une image. En donnant à voir le profil de l'image, ses deux dimensions (comme, le plus explicitement, avec l'écran du drive-in), la photo redonne paradoxalement à voir le monde dans ses trois dimensions.

Il n'y a pas de sujets, au sens d'individus, dans le cadre. Le sujet devient ce qui le permet, la lumière. Le sujet cesse d'être la famille des hommes pour devenir les sources de lumière qu'ils créent, autrement dit ce qui rend l'image possible, en deux sens – l'image que nous avons du monde par nos sens, que nous ne verrions pas sans elle, et ce qui rend le processus photographique physiquement possible. Les sources de lumière sont aussi une image, au sens métaphorique, des conditions de possibilité de l'image photographique. Tout en restant des vues du monde réel, les photographies se prennent elle-même pour sujet, prenant leur propre conditions d'apparition pour objet. Les grilles, les grillages, les buissons, la brume du soir ou du petit matin, toutes ces choses qui reviennent souvent dans ses photographies sont autant de choses qui entravent la lumière, créant des ombres, et donc un modelé, et, par conséquent, donnent au monde visible son épaisseur. Les particules d'eau en suspension dans l'air donnent une matière à la lumière, en même temps qu'elles l'arrêtent.

Observant le boîtier de son appareil reflex Kodak et un bouton de réglage permettant d'accentuer les contrastes selon les conditions météorologiques (en cas de baisse de la lumière, plus les fonctions/réglages de l'appareil vont servir à accentuer les contrastes, l'ombre portée), Robert Smithson faisait dans un essai non publié de son vivant, « Art through the Camera's Eye » (c. 1971), les réflexions suivantes :

« Sur le côté droit du nuage, il y a un symbole du soleil. L'appareil photo nous rappelle ainsi que le plus brillant des objets, le soleil – en fait, non pas un objet, mais plutôt une condition indifférenciée à laquelle rien ne peut échapper. Les photographies sont le résultat d'une diminution de l'énergie solaire, et l'appareil photo est une machine entropique servant à enregistrer la déperdition graduelle de la lumière. Aussi brillant que soit le soleil, il y a toujours quelque chose pour le cacher, et par conséquent pour faire en sorte qu'il soit désiré. On a tendance à oublier cela lorsque l'on fait fonctionner le flash dans la pénombre. » (Robert Smithson, « Art through the Camera's Eye » (c. 1971)) (**)

La phobie du noir et l'absence de vie sont deux phénomènes liés, la lumière étant nécessaire à la vie. L'abondance de sources de lumière artificielle s'apparente dans cette optique à un désir de survie. Pourquoi éclairer des bâtiments la nuit, sinon pour signifier sa propre existence, envers l'absence de lumière et donc de vie ? Toutes les lumières artificielles qu'on retrouve dans chacune des photos, avec leurs teintes irréelles, semblent être au service d'une fiction, celle du jour en pleine nuit. Les lumières de la ville – lumières du stade, du cinéma, des enseignes, des feux de signalisation, des réverbères – rappellent que la lumière est nécessaire au développement de la vie-même.

Les conditions de la prise de vue de nuit fonctionnent comme un analogue de l'?il. Plus la lumière est faible, plus la rétine s'habitue au noir et distingue progressivement les contours, au même titre que l'appareil photo fait la mise au point petit à petit. L'environnement tout entier devient la chambre noire. Dans le processus de fabrication de l'image photographique, le tirage refait la nuit. Les lumières rouges font écho aux veilleuses des labos photos, pendant la phase du développement. L'ensemble des photos de Sublunaire, par leur motifs et le procédé de leur réalisation, devient une allégorie de notre propre temps d'exposition aux images. Nous sommes nous-mêmes exposés aux images le jour, et ces images se développent pendant la nuit, pendant le temps du rêve. Les photos du monde du monde nocturne de Laurent Hopp suggèrent l'idée d'une vie latente, en développement. Le monde reproduit la nuit le processus du tirage, dans une lueur artificielle, et le spectacle de cette lumière est celui du monde qui se développe.

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NOTES POUR LA TRADUCTION:

(*), 1er §: note pour Simon: j'ai laissé cette référence en anglais chez moi. Il faut donc supprimer les guillemets pour la traduction

(**) citation de Smithson
« On the right side of the cloud is the symbol of the sun. The camera thus reminds us of that most brilliant object the sun—no it is not an object, but rather an undifferenciated condition from which there is no escape. Photographs are the result of a diminution of solar energy, and the camera is an entropic machine for recording gradual loss of light. No matter how dazzling the sun, there is always something to hide it, therefore to cause it to be desired. One tends to forget this, when firing flashbulbs in the shadows. »
(Robert Smithson, « Art through the Camera's Eye » (c. 1971))